1 lien privé
Souleymane Bachir Diagne est philosophe et professeur à l'université de Columbia, auteur, entre autres, de Comment philosopher en islam (Éditions du Panama, 2008), L'Encre des savants : réflexion sur la philosophie en Afrique (Présence africaine, 2013) et, avec Philippe Capelle-Dumont, de Philosopher en islam et christianisme (Cerf, 2016).
Le terme « agirs » est employé ici dans le même sens que « actings » ou « passages à l’acte », soit une substitution de la pensée par l’acte. Une confusion a toujours existé entre l’action, ou mise en acte de la pensée et réalisation d’un acte pour remplacer le travail de mentalisation.
P.L. Assoun (1985), en étudiant l’acte chez Freud, remarque qu’il n’a pas été réellement traité en tant que tel, le souci de Freud étant de le rattacher aux mouvements psychiques sous-jacents. Il est beaucoup plus question de l’action comme aboutissement des motions pulsionnelles après l’intervention du travail psychique. C’est la définition de « l’action spécifique » par laquelle une excitation sexuelle se transforme soit en poussée et décharge accompagnée de satisfaction lorsqu’elle rencontre l’objet, fût-ce de façon hallucinatoire, soit en angoisse lorsqu’elle en est empêchée par des processus internes.
Pour cet auteur, on retrouve les actes sous forme d’actes symptômes comme expression de motivations inconscientes, ou d’actes-répétition animés par la compulsion de répétition (reprises d’un traumatisme initial) ; quant aux actes du pervers, ils tendent à annuler toute intériorité.
L’idéologie est un métaorganisateur au service de l’idéal familial ; dans cette perspective, le processus d’idéologisation est du côté du groupal et de l’originaire. L’hypothèse soutenue ici est que ce processus ne témoigne pas d’une construction intrapsychique, mais d’une problématique inter et transpsychique de l’organisation du maillage des liens de filiation et d’affiliation. L’exemple de la clinique délicate du désembrigadement de jeunes sous l’emprise idéologique de Daesh vient illustrer le propos.
Le contenu de cet article a fait l’objet de l’exposé de F. Richard à la journée scientifique de la section belge de l’AEPEA, Constructions identitaires chez l’enfant et l’adolescent : radicalisations et appropriation subjective, ce vendredi 30 septembre à l’UCL.
L’auteur a accepté que ce texte soit communiqué aux membres du séminaire « radicalisation » mais ne peut être diffusé par ailleurs. Une version quelque peu raccourcie de cet article paraitra en 2017 dans la Revue Française de Psychanalyse (numéro "Psychanalyse et culture").
Par Soren Seelow et Madjid Zerrouky
L’anthropologue Scott Atran, qui a mené avec ses équipes plusieurs études auprès des djihadistes, cerne les raisons ayant permis l’essor de l’État islamique, les pistes pour le combattre et les illusions sur sa prochaine disparition. Entretien.
Johan LEMAN est docteur en anthropologie sociale et culturelle, professeur émérite à la KU Leuven et président actuel au centre pour immigrés Foyer asbl de Molenbeek (Bruxelles). Il est ancien de cabinet du Commissaire royal à la politique migratoire (1989-1993) et ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte
contre le racisme (1993-2003).
Pierre Vermeren : Au cœur des réseaux djihadistes européens, le passé douloureux du Rif marocain in LE MONDE |23/03/2106 |Propos recueillis par Nicolas Truong
Pierre Vermeren: «La Belgique a laissé salafistes et wahhabites faire leur apostolat» in 30 MARS 2016 | MEDIAPART PAR RACHIDA EL AZZOUZI
On 22 July 2011, a 32 year-old Norwegian launched two planned murderous rampages claiming the lives of 77 victims. Shortly before his attacks, Anders Behring Breivik uploaded to the internet a self-styled compendium written in English in which he explained the motivation for his attacks. By deconstructing this text and the documentation contained in the first [court-ordered] psychiatric evaluation of Breivik, we can undertake to analyse his sense of persecution. In pursing this analysis, we start with Breivik’s description of his
personal concept of contemporary European history and politics, and then proceed to the autobiographical and phantasmic aspects of his discourse. The analysis reveals the transformation of love into hate, the original persecutor, the installation of a projection mechanism, notions of betrayal and their subsequent development into an ideology. With Breivik’s conceptions thus revealed, we conclude by comparing different psychoanalytic hypotheses which deepen or challenge the Freudian thesis of a defence against a feeling of
homosexual love in persecution, and which to the contrary favour the importance of the relationship with the mother, anal sadism or the ‘narcissistic rage’ behind the genesis of these ideas. We leave open the question of whether there is a constant relationship between feelings of persecution and the tendency to commit criminal acts.
Sandra Da Silva et al., « Étude clinique de l'acte violent idéologique : de l'adhésion idéologique transitionnelle à sa mise en acte violente. L'exemple de Marc », Bulletin de psychologie 2015/1 (Numéro 535), p. 39-49. DOI 10.3917/bupsy.535.0039
C’est une enquête policière d’un genre nouveau. Un dossier terroriste aux confins de l’enfance, de la manipulation mentale et du malaise de la société. L’histoire d’une bande de filles tiraillées entre les troubles de l’adolescence et les pièges d’une époque tourmentée. Ses protagonistes ont entre 14 et 19 ans. Originaires de différentes régions de France, elles se sont connues sur Facebook et ne se sont jamais rencontrées.
Issues de la classe moyenne et de familles peu ou pas pratiquantes, ces cinq jeunes filles ont découvert sur Internet une idéologie totale, un logiciel magique qui a réponse à tout : l’islam radical. Derrière leurs claviers, elles ont discuté pendant des mois avec des « chasseurs » de l’organisation Etat islamique (EI) et se sont mutuellement entretenues dans leur délire mortifère. Deux d’entre elles sont parties en Syrie, les trois autres ont projeté de commettre un attentat sur le sol français. Voici le récit de leur embrigadement.
Il s'agit d'une réflexion très dense cliniquement sur la radicalisation d'un point de vue d'abord objectif puis subjectif-inconscient :
- le terrifiant esprit de conséquence des radicalisés (démonstration par l'acte)
- la logique paranoïaque-mélancolique du préjudice originaire subi, et dont il faudrait guérir... par la destruction
avec également des notations intéressantes sur les histoires allemande, juive et musulmane…
"J’ai été moi-même un fanatique, versant idéologique, c’est-à-dire un stalinien bon teint, pour qui la révolution justifiait bien des crimes et exactions, dégâts collatéraux inévitables avant l’avènement d’une société de justice.
C’est en ces termes que l’auteur de l’essai psychanalytique sur le fanatisme, Gérard Haddad, évoque son propre parcours avec ledit fanatisme (G. Haddad, p.119).
Entretien sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=JsuWEU8b6WY
Tout au long de son livre « Dans la main droite de Dieu… », G. Haddad, nourri par sa propre expérience du fanatisme, déconstruit ce procédé de pensée à l’aune des pires ignominies que l’humanité ait pu perpétrer.
Le fanatisme, pourtant nourri bien souvent par des valeurs tels que : la justice, l’égalité, le partage, la solidarité, etc. a ceci de fascinant : c’est qu’il parvient toujours, du moins pour un temps, à embrigader dans l’intention de faire précisément l’inverse de ce qu’il prône.
Son arme la plus redoutable pour l’embrigadement, c’est la notion de fraternité. Toutes les formes de fanatisme s’appuient sur ce socle de la fraternité, principal canal de recrutement des «nouveaux convertis». Viennent ensuite les rituels des communions avec leurs eucharisties afin de cimenter la fraternité.
En cela, les grands rassemblements païens des régimes nazi ou stalinien n’ont rien à envier aux grandes communions monothéistes ou d’autres religions. Derrière le culte des valeurs proclamé, c’est celle de l’appartenance au groupe qui sera érigée en dogme impératif, le chef n’en est que l’incarnation. Quitter la fraternité, c’est la trahir. La trahir, c’est mériter la mort.
A cet égard, Gérard Haddad rappelle fort justement que «le fanatisme comme folie possède l’avantage d’être collectif, donc social, donc normalisé […]».
Dans la présente interview avec Gérard Haddad, parmi les éléments évoqués pour lutter contre le fanatisme, le psychanalyste rappelle le rôle de la culture, du savoir et de l’art en général. Et si la culture s’avère en effet être un moyen avéré pour lutter contre le fanatisme, c’est certainement aussi parce que l’art, comme les artistes, est en général réfractaire aux cloisonnements sociaux.
Faut-il rappeler qu’à la même époque où Gérard Haddad, comme d’autres d’ailleurs, avalaient les couleuvres des «dégâts collatéraux inévitables» avant l’émergence d’une «société de justice», Georges Brassens, lui, ironisait brillamment à propos du fait de «mourir pour des idées».
Le vécu de Gérard Haddad -avec son itinéraire spirituel et politique- adossé à son expertise psychanalytique, font du livre de l’auteur une habile plongée dans l’univers de la déconstruction de la “folie fanatique“.
Il y a autant de lumière dans le regard des premiers, que d’ombre dans celui des seconds. Autant de foi dans les bienfaits de la mort, que de désespoir à cause d’elle. Autant d’énergie à surmonter de périlleux obstacles, que d’impossibilité à accomplir un acte aussi simple que de se lever de son lit. Quelle est cette chose aussi aliénante que les djihadistes croient posséder et que les dépressifs pensent avoir perdue ? Quelle est cette source de tant de pouvoirs, capable de transformer un gentil geek qui l’a trouvée en un monstre sanguinaire, ou une bête de travail qui l’a égarée en un velléitaire alité ? Cette question me travaille depuis que j’ai intégré l’association de contre radicalisation Entr’Autres et que je n’anime un atelier d’écriture thérapeutique avec des patients souffrant de dépression à Saint-Antoine.
Avant de jeter un regard sur leur enfance réciproque où pourrait se trouver la réponse, revenons d’abord à cette période où tout ce dont le bébé a besoin est fourni par sa mère, ou celle ou celui qui joue ce rôle. Donald Winnicott l’a nommée « l’illusion de toute puissance », que l’enfant devra apprendre à quitter progressivement pour bénéficier de sa puissance réelle, grâce à l’aide du père, ou de celui ou celle qui joue ce rôle. Il lâche le sein et le biberon pour apprendre à goûter différentes saveurs ; il abandonne sa couche-culotte pour connaître l’intimité et davantage de motricité ; il perd le babillage pour exprimer ses besoins en apprenant un langage construit ; il laisse son parent pour jouer avec d’autres enfants en respectant les codes de la sociabilité. Durant toutes les étapes de son autonomisation, il renonce à quelque chose de fusionnel et de magique, pour apprendre quelque chose d’autre, toujours plus tangible, en interférence avec le monde extérieur où il se ménage une place grandissante et un bonheur solide.
Parce qu’il dit adieu à cette croyance que son désir sera réalisé sur le moment, juste par l’intermédiaire d’un autre qu’il aura sollicité (réalisation immédiate du désir qu’on va appeler « jouissance »), il peut s’initier à différentes règles pour récolter les fruits de son travail (réalisation du désir par l’effort, qu’on va appeler « plaisirs »). Il fera ce qu’il veut, mais dans le cadre de cet ensemble de mesures, qu’on retrouve à la base de toutes les sociétés humaines et qui garantissent sa cohésion (et qu’on va nommer « la loi »).
Expulsion du paradis
Mais la jouissance ne se laisse pas facilement brider. Certains parents ne croient pas à cette loi, ils ne sont pas présents, ils souffrent sur leur lieu de travail, dans leur couple, leur famille, ils connaissent des épisodes psychiques douloureux, ils veulent retrouver avec leur bébé ce qu’ils ont perdu avec leur mère, ou ils craignent d’être concurrencés par lui. Au lieu d’être présentée comme un gain pour l’enfant, un accroissement de ses capacités dans le monde réel, une source de promesses réalisables, les règles sont vécues comme une contrainte extérieure injuste, une expulsion du paradis.
Certains enfants vont refuser à tout prix de perdre cet âge d’or, quitte à développer des maladies mentales pendant l’adolescence, que leurs gènes peuvent favoriser, ou quand ils n’en peuvent plus de jouer à l’adulte responsable, maladies qui les obligent à se retrouver confinés dans un environnement hospitalier « maternant ». Plus besoin d’effort, ou si peu. La nourriture, le chauffage, le lit, la rassurance par les médicaments, tout est là, à nouveau. Les restes de jouissance sont chers payés, mais les ruines du paradis sont préférables à une vie extérieure qui fait trop peur. D’autres ont ressenti la loi comme une grande brutalité et une chute définitive de leur pulsion de vie, ou ils le ressentent à intervalles réguliers pour les dépressifs chroniques.
Quant à la plupart des enfants devenus adultes, ils ne cessent de regretter plus ou moins leur toute puissance perdue. La loi est acceptée, mais une partie seulement. Les jouissances demeurent accessibles, via une croyance, un superpouvoir ou du moins un pouvoir très spécial, un néo doudou qui fait lien, une addiction, légère ou non, qu’elle soit sentimentale, alimentaire, technologique, spirituelle, affective, mentale, professionnelle, sportive, toxique. Ce n’est pas le choix qui manque. Un des grands succès du capitalisme est de nous faire acheter des produits comme autant de petits fétiches, qui nous donnent l’illusion d’une toute puissance à nouveau possible. L’industrie des films, des jeux vidéos, des vêtements, des parfums, du tabac, des cosmétiques ou des voitures, nous proposent d’acquérir un objet magique à la source de brillance, de liberté et d’une démultiplication des capacités. Un objet forcément à durée de vie limitée.
Il n’est pas étonnant alors que dans cet immense marché, la vieille notion importée de djihad guerrier devienne un produit phare. Grâce à un plan média colossal et effréné, dû à une surenchère de violence si vendeuse dans nos pays, et la promesse d’une jouissance absolue au paradis, ce djihad est en tête de gondole. On ne parle que de lui. Celui qui participe au terrorisme islamiste est notre plus grand jouisseur. Le djihadiste qui aurait pu se vivre névrotiquement comme coupé par la loi, se tient prêt à trancher des mains, des langues, des têtes, à lapider, à éjecter hors de sa communauté, ou hors des immeubles pour les homosexuels, tout ce qui se met en travers de son chemin ultra-régressif vers son paradis perdu à venir, jusqu’à s’exploser dans un halo de lumière au milieu d’une foule.
La constitution du sujet djihadiste est une construction à rebours. Il se tient debout, adulte, dans l’action, les yeux brillants de l’enfant qui n’a rien perdu. Il a comme lui, le doigt tendu vers l’omnipotent, vers Celui qui ne séparera jamais mais qui permet une fusion effective avec la vraie oumma (même étymologie que umm, la mère). Il n’est pas fou, grâce à son intégration totale dans une structure hiérarchisée et organisée, comme celle de l'organisation Etat islamique, ou comme celle de Staline ou Hitler au XXe siècle, qui va finir par le dissoudre dans sa matrice mortifère.
Au fond, notre société n’a rien inventé en créant un marché de la jouissance, elle n’a fait que déréguler un système que l’idéologie avait en monopole. Alors que nos concitoyens sont 200 000 à liker les sites islamistes et que nous nous posons la question de l’éducation, celle-ci ferait peut-être bien de prendre en compte cette manière de transmettre la loi, que l’enfant devrait toujours apprendre en ayant bien en vue les gains qu’il peut en tirer. Pour cela il faudrait lutter contre ce qui fait de plus en plus la spécificité de la France, la dépression ambiante, l’idée que l’enfance est le plus bel âge qui soit, que le monde est pourri, que les adultes sont des gens tristes, que l’univers n’est pas un endroit assez beau pour remplacer la magie, ou qu’il existe un moyen durable de s’éclater.
Si les dangers liés à la pollution ont permis de faire avancer les projets écologiques, les dangers liés à la radicalisation islamiste pourraient nous permettre de construire un autre modèle de société, résolument optimiste, sans jouissance à perdre ni à gagner, obsession commune aux dépressifs et aux djihadistes, mais pleine de plaisirs à venir.
Thomas Bouvatier, psychanalyste, membre de l’association Entr’Autres, et animant un atelier d’écriture thérapeutique à l’hôpital Saint Antoine (Paris).